¤ ¡Flood Général! ¤

Je suis tétraplégique.
J’ai subi un grave accident de voiture. On m’a expliqué il y a longtemps les raisons de mon handicap, mais je n’ai rien écouté. La seule idée qui subsistait dans mon esprit, c’était que j’allais rester paralysé pour le reste de mes jours. Je ne sens plus mes bras, ni mes jambes, mais seulement un grand poids sur mes membres qui m’empêche de bouger.

De mon lit d’hôpital, je regarde par la fenêtre. Un lampadaire éclaire les quelques flocons qui continuent de tomber, survivants de cette journée de tempête à laquelle j’ai assisté avec ennui. Ils tombent doucement, ils s’éternisent dans les airs, lents comme le temps, lequel me semble refuser de continuer à s’écouler. Je ne peux plus dire que je ressens encore les instincts dont la vie nous a dotés. La douleur m’est intense. Les traitements sont insupportables. J’ai perdu le goût de vivre. Pourquoi devrais-je survivre?

Je suis froid, insensible, indifférent. Je ne vois plus ce que la vie a encore à m’offrir. Je sais ce qui m’attend, je n’ai plus d’objectifs ni d’espérances. À force de voyager, mes pensées ne savent plus où aller; mon âme désillusionnée ne trouve plus rien à quoi se raccrocher pour continuer de ressentir la joie, l’espoir, la chaleur, tout ce qui m’a abandonné. À travers les années, j’ai fini par comprendre l’issue de ma vie, la nature de mon destin. Rien que le néant… La peine que j’ai ressentie et la colère que j’ai dirigée sont inutiles, toutes mes tentatives de garder vivant mon être brisé ont échoué. Vais-je vivre encore des années à moitié mort?

Je suis prisonnier de mon propre corps. Il ne me permet plus de vivre, mais il m’enlève la capacité de provoquer ma mort. Je ne sens plus l’air caresser ma peau ni les passions qui autrefois m’éveillaient. Je me sens vide et seul. Mélancolie et ennui tiraillent mon cœur. Et quel ennui! Je le ressens aussi fortement que si toutes les émotions qui ont autrefois accablé mon cœur me bombardaient d’un seul coup. J’ai perdu l’amour, j’ai perdu la tristesse, j’ai perdu le bonheur. J’ai perdu le goût de vivre. Pourquoi devrais-je survivre?



Debout devant la fenêtre, la jeune femme pleurait. La peau de ses joues lui était douloureuse, sensibilisée par les larmes trop nombreuses. Elle ne s’en souciait toutefois plus. Toute sensation était superficielle, inutile et insignifiante. Elle avait à peine la force de tenir debout. Elle avait perdu son enfant. Son unique enfant. Son si jeune enfant.

Sa main vint appuyer sur la vitre. Le froid du verre s’étendit sur la paume de sa main et se répandit peu à peu dans ses doigts sans qu’elle n’y porte trop attention. Dehors, les derniers flocons de neige d’une longue journée dansaient dans les rayons bleutés et irréels de la lune. La mère aurait encore voulu voir le fruit de son cœur suivre des yeux les mouvements agiles de ces blancs artistes, tenter de les attraper et les regarder fondre dans la chaleur de son souffle, se jeter dans les froids bancs de neige en riant aux éclats. Ah! le jeune rire vivant de son enfant, les gloussements de sa gorge dans ses instants de joie, sa voix éclatante qui appelait sa mère. La jeune femme les entendait encore, comme s’il était à ses côtés, à prendre sa main pour la supplier de venir jouer avec lui ou de le prendre dans ses bras. Elle n’oublierait jamais ces sons. Elle ne pourrait se pardonner de les laisser abandonner sa mémoire, non plus qu’elle ne pourrait se permettre de perdre le souvenir du visage de l’être qu’elle avait chéri. Le front de la souffrante solitaire, pourtant encore si vive, si fraîche, se colla contre la vitre, et sa main vint chercher son cœur, comme pour l’empêcher de s’écrouler. C’était devenu une souffrance physique, réelle, insoutenable… une souffrance bien plus forte et solide que les pulsions de la vie.

Se cramponner à la vie lui apparaissait impossible. À quoi bon? Le seul souhait qu’elle faisait encore était de revoir son fils en vie. Pourtant, cela était impossible, fou, insensé… La mort d’un être est une épreuve difficile dont l’issue est sans espoir. Il n’y a que l’oubli pour retrouver une vie digne. Pourtant, la jeune mère ne pourrait se résoudre à l’oubli, une telle insulte à la mémoire de son petit étant pour elle inconcevable. Elle avait maintenant tout perdu. L’être qu’elle avait mis au monde ne grandirait plus jamais, enfoui sous la terre; la joie, la fierté, le bien-être étaient dans la tombe avec son enfant. Dans le calme plat de la maison si vide, la jeune femme n’avait que le malheur à quoi se raccrocher pour se rassurer de ressentir encore quelque chose. Toute réaction ou tentative ne lui ramènerait jamais ce qu’elle avait perdu.

Incapable de s’évader de sa prison de souvenirs, elle martelait la vitre en hurlant. De tels accès de rage était maintenant normaux et fréquents, comme si elle tentait sans arrêt de fuir. Si au moins, si au moins elle avait pu oublier que cet être avait existé, qu’il était né de sa chair et qu’il avait vécu de son amour, oh! peut-être aurait-elle pu un jour retrouver un peu de gaieté. Mais les traces de cette existence étaient gravées dans sa chair à jamais. Dans les rares instants où elle ne pensait plus à cet être perdu, elle ne retrouvait pas le calme, mais seulement un sinistre ennui. Un chagrin encore plus fort que les pulsions de la vie.



Je suis vieux, à présent. Je n’ai plus la liberté dont j’étais autrefois si fier. Je n’ai plus la force dont j’ai joui dans ma jeunesse. J’ai perdu ma vivacité et ma dignité. Mes mains tremblent lorsque je tente de porter un verre d’eau à mes lèvres; je suis capable de me souvenir de la moindre chose et de raisonner convenablement, mais mes paroles ne peuvent plus suivre mes pensées; je dois porter une couche, et je ne puis, après chaque accident, me laver seul plutôt que d’attendre la venue de ces jeunes gens beaux et forts qui me prennent en charge et devant qui je suis si honteux. J’ai perdu le droit à la fierté. Je crois qu’on nous le retire sournoisement lorsque l’on vieillit. Peut-être la vie tente-t-elle de nous rendre l’idée d’une mort imminente un peu plus supportable.

Mes journées se perdent dans le va-et-vient de ma chaise berçante. Devant la fenêtre, seul, je regarde la neige qui s’est accumulée au courant de la journée, blanche, encore vierge, fraîche comme la vie d’un enfant. N’est-il pas ironique de voir combien on peut évoluer pour ensuite régresser? Je suis comme cet enfant, dépendant des autres, incapable de survivre sans eux, à la différence près que je ne suis plus frais, que j’ai connu l’honneur et l’ai perdu. Et ces gens auxquels je suis lié, je ne les connais pas. Ils sont différents à tous les jours. J’ai une progéniture, et cette dernière a une descendance. Eux, je ne les vois plus. Pour eux, je n’existe pas. Je suis seul, malade, j’achève ma vie, mais je ne passe pas mes derniers jours avec ceux que j’ai aimés : je les passe avec des inconnus pour qui je n’en suis qu’un parmi tant d’autres, devant qui je m’abaisse au rang d’un nouveau-né fatigué, usagé et sans avenir. Je sens mes organes, mes muscles et mon corps, faibles et inefficaces, qui meurent lentement en me faisant tant souffrir. Dans un tel état, pourquoi donc essayer de rester en vie? Quelle différence entre quelques jours de plus ou de moins? Mes enfants me pleureront, j’aurai enfin un peu de leur amour, de leur attention, puis ils m’oublieront.

Ma vie achève, je n’ai plus d’espoirs à avoir. Je n’aurais plus la force de parvenir à un but. Je n’ai plus nulle part où aller. À chaque fois que je songe que c’est le dernier lieu où je vivrai et que nul dernier voyage ne m’attend, ma gorge se serre. Il est bien difficile d’accepter que notre vie ne soit à présent qu’un événement passé. Il est aussi pénible de dire adieu, de s’avouer que c’est fini. Il me faut pourtant concevoir cette réalité : il n’y a plus d’espérances à couver ou de désirs à nourrir. De ceux que j’ai connus dans ma jeunesse, aucun n’est encore vivant. Mon existence est passée. Périmée.

Je suis comme enchaîné à ma solitude, lié à elle sans grande possibilité de m’en échapper. Chaque jour, j’espère voir une dernière fois ceux que j’ai tant aimés et que je chéris toujours, car je ne sais quand mon cœur se décidera à arrêter. Une dernière petite parcelle de vitalité brille au fond de mon cœur à la pensée de ces êtres que j’affectionne tant. Leurs visites sont pourtant si rares! J’ai l’ennui pour seul compagnon. Je dois me contenter de moi-même pour seul ami. Je me sens si seul, si pauvre, si perdu! Pourquoi essayer de rester en vie? Je ne passerai pas l’hiver, j’en suis convaincu. Je m’éteindrai un soir d’hiver, avec, comme dernier et seul espoir, celui qu’on ne m’oublie pas. Oh! ne m’oubliez pas…

J’ai survécu à un grave accident de voiture il y a déjà plusieurs années. On m’a expliqué, peu après, les raisons de mon handicap, les conséquences de la lésion de ma moelle épinière, mais je n’ai pas porté attention. Je ne sentais plus mes bras, je ne sentais plus mes jambes, et une charge étrange, invisible, pesait sur mes membres pour les empêcher de bouger. On me disait qu’on espérait me revoir marcher, ou au moins bouger… Comme ils étaient naïfs. Je me sentais éternellement coincé dans cette immobilité meurtrière. Jamais je ne marcherais encore. Je serais, et j’en fus conscient dès le premier instant, paralysé pour le reste de mes jours. Je cultivais des espoirs insensés, alimentés par ceux de mes proches; je m’obligeais à nier ce qui était pourtant évident.

De mon lit d’hôpital, je passais mes journées à regarder par la fenêtre. Un lampadaire éclairait chaque soir les quelques flocons qui continuaient de tomber, survivants des journées de tempête auxquelles j’assistais avec ennui. Ils tombaient doucement, s’éternisant dans les airs, lents comme le temps, lequel me semblait refuser de s’écouler. Je fus bien vite abandonné à mon sort; mes amis les plus proches m’abandonnaient soudain, et je me retrouvais seul. J’avais encore un peu de famille, mais comment exiger qu’ils sacrifient leurs journées pour moi? J’en suis vite venu au désir d’arrêter de vivre. Les jours, vides, n’avaient plus aucun sens; la douleur m’était intense; les traitements étaient insupportables. J’ai perdu le goût de vivre. Pourquoi persister? Où retrouver ces instincts de la vie lorsque la détresse nous retient et nous lie à elle?

Mon optimisme a fini par s’éteindre. Je n’ai plus vu, dès cet instant, ce que la vie pourrait m’offrir de plus. Je savais ce qui m’attendait; je n’avais plus d’objectifs ni d’attentes. Ne serait-il pas fou d’en conserver? À force de voyager, mes pensées ne savaient plus où aller; mon âme désillusionnée ne trouvait plus rien à quoi se raccrocher pour continuer de ressentir la joie, l’espoir, la chaleur, ou tous ces sentiments qui m’ont finalement laissé. À travers les années, j’ai fini par comprendre que l’issue de ma vie, la nature de mon destin, n’est rien de plus que le vide. Peine et colère sont inutiles. Toute tentative de garder vivant mon être brisé échoue inévitablement. Je suis une âme sans corps, un spectre qui perd peu à peu de sa vitalité. Vais-je vivre encore des années à moitié mort?

Je suis prisonnier de mon propre corps. Il ne me permet plus de vivre, mais il retient la main qui pourrait provoquer ma mort. Je ne sens plus l’air caresser ma peau ni les passions et l’émoi qui autrefois m’éveillaient. Je suis creux, sec… Mélancolie et ennui sont les seuls états d’âme qui tiraillent encore mon cœur. Mais quel ennui! Je le ressens aussi fortement que si toutes les émotions qui ont autrefois accablé mon cœur me pressaient d’un seul coup. J’ai perdu le goût de vivre. Pourquoi persister? Où le retrouver lorsque la langueur nous retient de sa main si lourde?